jeudi 18 avril 2013

Dé-Voilement

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Tout ce qui est essentiellement beau se lie à l’apparence , de façon
constante et essentielle, mais à des degrés infiniment variés. Cette liaison
atteint à sa plus grande intensité partout où la vie est plus manifeste, et
précisément ici aux deux pôles explicites d’une apparence qui triomphe et
d’une apparence qui s’éteint. Car, plus sa nature est haute, plus tout être
vivant échappe au domaine de l’essentiellement beau ; c’est en lui, par
conséquent, que l’essentiellement beau se manifeste le plus comme apparence.
La vie belle, l’essentiellement beau et la beauté apparente, les trois
ne font qu’une. […] Ainsi en toute beauté artistique subsiste encore l’apparence,
c’est-à-dire ce vagabondage aux confins de la vie, et sans cette
apparence elle n’est pas possible. Mais l’apparence ne contient pas l’essence
de cette beauté. L’essence renvoie, bien plus profondément, à ce qu’on
peut désigner dans l’oeuvre d’art comme le contraire même de l’apparence :
l’inexpressif, mais qui, sans ce contraste, ne peut ni avoir place dans l’art,
ni être nommé sans équivoque. Bien que l’inexpressif s’oppose à l’apparence,
ils ne sont pas moins unis par une relation nécessaire, car, sans être
lui-même apparence, le beau cesse d’être essentiellement lorsqu’il est
dépouillé de l’apparence. Car celle-ci fait partie de lui comme son voile,
et on voit donc que la loi essentielle de la beauté lui impose de n’apparaître
que dans ce qui est voilé. Refusons donc ce lieu commun des philosophes,
qui prétend que la beauté est elle-même apparence. […] La beauté n’est
pas une apparence, elle n’est pas le voile qui couvrirait une autre réalité.
Elle n’est pas phénomène, mais pure essence, une essence à vrai dire ,
qui ne demeure réellement pareille à elle-même qu’à condition de garder
son voile. Partout ailleurs, l’apparence peut tromper, mais la belle apparence
est le voile tendu devant ce qui exige, plus que tout, d’être voilé. Car
le beau n’est ni le voile ni le voilé, mais l’objet dans son voile.
Dévoilé, cet objet resterait indéfiniment peu apparent. D’où cette très ancienne
idée que le dévoilement transforme ce qui est dévoilé, que la chose
voilée ne restera « pareille à elle-même » que dans son voilement. Vis-à-
vis du beau, par conséquent, l’idée du dévoilement se change en l’idée
de l’impossibilité de dévoiler. Telle est l’idée directrice de la critique d’art.
Le rôle de la critique n’est pas de soulever le voile, mais, en le connaissant
comme tel, de la façon la plus exacte, de s’élever jusqu’à l’intuition véritable
du beau. Jusqu’à une intuition qui ne se révèle jamais à ce qu’on appelle
empathie et que n’atteint qu’incomplètement le regard plus pur du
naïf : l’intuition du beau comme mystère. Jamais encore une oeuvre d’art
n’a été comprise, à moins d’avoir été inéluctablement perçue comme mystère.
Car est-il d’autre mot pour définir une réalité à laquelle, en dernière
instance, le voile est essentiel ? Puisque le beau est la seule réalité
qui puisse être essentiellement et voilante et voilée, c’est dans le mystère
que réside le divin fondement ontologique de la beauté. En elle l’apparence
est donc justement ceci : non point un voile inutilement jeté sur les choses
en soi, mais le voile que doivent revêtir les choses pour nous. […] Car, ce
qu’elle rend visible n’est pas l’idée elle-même, mais le mystère de cette idée.

Walter Benjamin, « Les affinités électives de Goethe » (1934). Trad. fr. M. de Gandillac,
revue par R. Rochlitz. Œuvres. Paris : Gallimard, 2000, 3 vol. (Folio ; 372-
374) ; t. 1, p. 383-386.

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