Retrouvé par hasard, cette lettre de Diderot à Sophie Volland.
Émouvante et magnifique
Émouvante et magnifique
Dites-moi, avez-vous jamais pensé sérieusement à ce que c’est que vivre ? Concevez-vous qu’un être puisse jamais passer de l’état de non-vivant à l’état de vivant ? Un corps s’accroît ou diminue, se meut ou se repose ; mais il ne vit pas par lui-même, croyez-vous qu’un changement, quel qu’il soit, puisse lui donner de la vie ? Il n’en est pas de vivre comme de se mouvoir, c’est autre chose. Un corps en mouvement frappe un corps en repos et celui-ci se meut. Mais arrêtez, accélérez un corps non-vivant, ajoutez-y, retranchez-en, organisez-le, c’est-à-dire disposez-en les parties comme vous l’imaginerez. Si elles sont mortes, elles ne vivront non plus dans une position que dans une autre. Supposer qu’en mettant à côté d’une particule morte, une, deux, ou trois particules mortes, on en formera un système de corps vivant, c’est avancer, ce me semble, une absurdité très forte, ou je ne m’y connaît pas. Quoi ! la particule a placée à gauche de la particule b n’avait point la conscience de son existence, ne sentait point, était inerte ou morte ; et voilà que celle qui était à gauche mise à droite, et celle qui était à droite mise à gauche, le tout vit, se connaît, se sent ? cela ne se peut. Que fait ici la droite ou la gauche ? Y a-t-il un côté et un autre côté dans l’espace ? Cela serait, que le sentiment et la vie n’en dépendraient pas. Ce qui a ces qualités, les a toujours eussent les aura toujours. Le sentiment et la vie sont éternels. Ce qui vit a toujours vécu, et vivra sans fin. La seule différence que je connaisse entre la mort et la vie, c’est qu’à présent vous vivez en masse, et que dissous, épar s en molécules, dans vingt ans d’ici vous vivrez en détail. […]
Le reste de la soirée s’est passé à me plaisanter sur son paradoxe. On m’offrait de belles poires qui vivaient, des raisons qui pensaient ; et moi je disais : ceux qui se sont aimés pendant leur vie et qui se font inhumer l’un à côté de l’autre ne sont peut-être pas si fous qu’on pense. Peut-être leurs cendres se pressent, se mêlent et s’unissent. Que sais-je ? Peut-être n’ont-elles pas perdu tout sentiment, toute mémoire de leur premier état ? Peut-être ont-elles un reste de chaleur et de vie dont elles jouissent à leur manière au fond de l’urne froide qui les renferme.
O ma Sophie, il me resterait donc un espoir de vous toucher, de vous sentir, de vous aimer, de vous chercher, de m’unir, de me confondre, avec vous, quand nous ne serons plus ! S’il y avait dans nos principes, une loi d’affinité, s’il nous était réservé de composer un être commun, si je devais dans la suite des siècles refaire un tout avec vous, si les molécules de votre amant dissous venaient à s’agiter, à se mouvoir et à rechercher les vôtres éparses dans la nature ! Laissez-moi cette chimère ; elle m’est douce ; elle m’assurerait l’éternité en vous et avec vous.
Denis Diderot, Lettres à Sophie Volland ;
Lettre du [15 (?) octobre 1759], p. 88-92.
Lettre du [15 (?) octobre 1759], p. 88-92.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire